J’arrive en retard. Comme d’habitude. Les dix minutes règlementaires. La responsable des relations presse, à deux doigts de se liquéfier de stress, trépigne d’impatience dans le hall. Je suis attendue de pied ferme. C’est qu’on ne se voit pas donner tous les jours l’occasion d’interviewer l’homme le plus riche du monde. Son agenda est calé à la minute près, me rappelle-t-on. Et moi j’ai l’outrecuidance d’arriver à la bourre.
Un ascenseur quasi supersonique nous propulse vers les sommets. Président me broie la main en guise d’accueil. Regard bleu glacier, sourire de grand squale. Davantage un rictus qu’un sourire, d’ailleurs. La plus belle avenue du monde, en bas, se laisse deviner par les baies vitrées d’un bureau qui, à vue de nez, fait trois fois la taille de mon appartement.
Je prends place, en face de Président. Responsable des relations presse, directrice de la communication et autres chargés de com s’installent de part et d’autre. J’ai dans mes bottes des montagnes de questions, mais s’agirait de ne pas dévier d’un iota de ce qui a été convenu après moult allers-retours avec l’équipe. L’interview, outre l’évocation du parcours fulgurant de Président, polytechnicien de son état (il aurait néanmoins redoublé sa seconde année de maternelle), passé avec succès des ponts et chaussées au monde du luxe et du cinéma, l’interview, donc, est censée se concentrer sur le dernier lancement du groupe : la combinaison couleur de nuit. Ecoresponsable (analyse de cycle de vie à l’appui), recyclable (à l’infini), inclusive (adaptée à toutes les morphologies), la combi couleur de nuit présente un atout essentiel aux yeux de Président : celui d’avoir grillé la politesse à Taulpin, son principal concurrent (un autodidacte, au demeurant beaucoup moins riche). Peau de vache ! Ce dernier a dû se résigner à jeter l’éponge – comme l’a révélé le Magazine du Luxe dans son interview vérité – après plusieurs tentatives et des millions d’euros d’investissements infructueux.
Taulpin était sur les rangs, il s’est planté, voilà tout.
Président jubile. Le succès est au rendez-vous depuis plus de 40 ans. Ça continue, ça ne s’arrêtera jamais. « La combinaison couleur de nuit booste les résultats du groupe comme jamais » !
Président explique l’intention, les années de recherche, les phases de découragement. En conteur aguerri, il insuffle à son exposé une tension insoutenable – la dircom manque se mordre la langue à force de claquer des dents – pour mieux rebondir et capter son auditoire : « Nous avons connu des échecs, mais nous n’avions pas dit notre dernier mot » !
La combinaison couleur de nuit, c’est une promesse de liberté. La porter en soirée, c’est avoir la possibilité de faire disparaître les actes de la nuit écoulée dès que le jour pointe. Tout est permis ! Dès potron-minet, vos faits (et méfaits) s’effacent comme par enchantement. « La nuit je mens je m’en lave les mains », conclut Président, joignant le geste à la parole, l’air de dire « bon débarras ».
Tandis que l’équipe de com se met à frétiller comme un seul homme, je comprends qu’il est temps de dégager le plancher. Exit la question subsidiaire. Je rassemble mes quelques effets personnels : bloc-notes à pois, trousse ornée d’un cochon rose avec des yeux mobiles et loucheurs – mes indispensables pour aller à la rencontre des grands de ce monde. J’appuie sur la touche REC de l’enregistreur pour l’arrêter.
Une fois chez moi, je réalise que le dictaphone me sert une bouillie inaudible. Et j’ai pris peu de notes, désireuse de soutenir le regard acéré de Président.
C’est parti pour expliquer au rédac’chef le concept d’interview couleur de nuit.